Chapitre 35
Félix
Pendant que son mari aidait les Kalinovsky à capturer Frédéric Desjardins, Maryse Dubois s’était installée chez sa mère avec son bébé. Sylvain ne lui avait évidemment pas parlé des tentatives de meurtres, des monstres volants et des pièges tendus par le fugitif, car sa femme avait une certaine propension à l’hystérie lorsqu’elle était confrontée à l’étrange.
Marie-Rose Dubois était une femme énergique et en pleine forme, malgré ses soixante ans passés. Elle avait pris sa retraite après la naissance de son petit-fils, afin d’être disponible chaque fois que Maryse aurait besoin d’elle. Le petit Félix était devenu le point central de sa vie.
Il était un peu plus de neuf heures du matin lorsque Marie-Rose rejoignit sa fille dans la cuisine.
— Où est notre petit prince ? s’étonna-t-elle.
— Il est paresseux comme son père, se moqua Maryse.
— En parlant de lui, quand reviendra-t-il ?
— Il m’a dit hier qu’il avait presque terminé ses recherches. J’imagine qu’il sera ici d’un jour à l’autre.
— Où chasse-t-il des fantômes, cette fois-ci ?
— Quelque part dans les Laurentides.
— Quand il t’a épousée, il m’a promis qu’il deviendrait un vrai journaliste, et pourtant, il travaille encore pour un magazine de trucs insensés.
— Cela ne l’empêche pas d’être un remarquable reporter. Il n’a tout simplement pas trouvé de journal qui lui convienne.
— Parce que les bonnes entreprises ne sont pas intéressées d’entendre parler de spectres, de monstres du lac Champlain ou de loups-garous, ma chérie.
— Il a quand même un bon salaire.
— Je vais aller réveiller Félix, décida la grand-mère pour mettre fin à cette conversation qui, une fois de plus, n’allait nulle part.
Marie-Rose trouva étrange, en mettant les pieds dans la chambre du bébé, que le store en plastique sur la fenêtre soit tout de travers. Elle le replaça et le fit rouler vers le haut. La moustiquaire était déchirée !
— Félix ! s’alarma la grand-mère.
Elle se précipita vers le berceau et se détendit en l’apercevant au milieu du matelas, paisiblement endormi.
— Il est temps de te réveiller, mon trésor.
Elle secoua doucement sa petite main, mais il demeura inerte. Inquiète, Marie-Rose le prit dans ses bras : il était mou comme une poupée de chiffon !
— Maryse ! hurla la grand-mère, terrifiée.
Elle déposa le petit sur la table à langer et posa l’oreille contre sa poitrine.
— Que se passe-t-il ? s’alarma la mère en se hâtant près de son fils.
— Il ne respire plus !
Maryse entreprit aussitôt des manœuvres de réanimation.
— Appelle le 9-1-1 !
Les ambulanciers arrivèrent, quelques minutes plus tard. Ils prirent en charge l’enfant et laissèrent les deux femmes monter dans le véhicule d’urgence avec eux.
Dans la salle d’attente de l’hôpital Pierre-Boucher, Maryse se mit à tourner en rond en se rongeant les ongles.
Des larmes coulaient sur son visage et elle n’écoutait aucune des paroles de réconfort de Marie-Rose ou du personnel hospitalier. Sylvain entra en trombe dans les urgences.
— Où est mon fils ? rugit-il comme un lion.
Maryse lui sauta dans les bras. Il n’eut cependant pas le temps de la rassurer, car le médecin sortait de la salle d’examen. Son air affligé planta un poignard dans le cœur des parents.
— Non… s’effondra Maryse.
— Nous avons fait tout ce que nous avons pu. Je suis vraiment désolé.
— Comment est-ce arrivé ?
— Je ne peux rien vous révéler avant l’autopsie.
Inexplicablement, Sylvain poussa sa femme dans les bras de Marie-Rose et entra dans la pièce où on avait constaté le décès de son fils.
— Monsieur Paré… voulut le retenir l’urgentiste. Sylvain s’approcha du petit corps inerte. Sa gorge bleuie lui fit comprendre qu’il avait été étouffé. Par qui ? Avant de trouver le coupable, il fallait d’abord lui procurer un miracle.
— Accroche toi, mon ange.
Le père pressa le bébé contre sa poitrine et referma son veston sur son petit corps, ce qui lui donnerait une mesure d’avance sur tous ceux qui tenteraient de l’empêcher de quitter l’hôpital. Il sortit de la salle d’examen, passa outre Maryse et sa belle-mère et se dirigea d’un pas rapide vers la sortie.
— Sylvain ! le rappela sa femme.
— Il a pris l’enfant ! s’exclama l’infirmière qui avait été chargée de transporter le bébé à la morgue.
Maryse s’élança et rattrapa son époux dans le stationnement, au moment où il entrait dans sa voiture.
— Sylvain, tu ne peux pas faire ça !
— Monte ou laisse-moi partir.
Elle sauta sur le siège du passager et eut à peine le temps de refermer la portière qu’il démarrait en catastrophe.
— Je souffre autant que toi, mais nous ne pouvons plus rien faire… pleura la pauvre femme.
— Il n’est pas encore trop tard pour lui.
— Il est mort, Sylvain ! Mort !
Elle s’époumona à le convaincre de faire demi-tour pendant une demi-heure, puis, voyant qu’elle n’arrivait à rien, lui demanda de lui remettre le corps. Sylvain refusa.
— Dis-moi où nous allons.
— Chez les Kalinovsky.
— Chez l’homme qui faisait partie d’une secte ? s’horrifia-t-elle.
— Sa sœur est une guérisseuse.
— As-tu perdu la raison ? Personne ne peut plus rien faire pour Félix.
* * *
Alexei se berçait avec Danielle sur la galerie lorsqu’il flaira l’approche du véhicule, bien avant qu’il ne s’engage sur le rang.
— Sylvain est de retour, annonça-t-il. Il n’est pas seul. Il y a beaucoup de tristesse dans leurs cœurs.
Ressentant la même chose que lui, Tatiana et Alexanne sortirent de la maison.
— Il est arrivé malheur à Félix, devina l’adolescente.
La voiture s’immobilisa dans un horrible grincement de freins. Le journaliste en sortit comme s’il avait été propulsé d’un siège éjectable.
— Aidez-moi ! implora-t-il.
— Ne touchez pas à mon bébé ! hurla Maryse en arrivant derrière lui.
Sylvain déposa le petit cadavre dans les bras de l’homme-loup. Simon, alerté par les cris, comprit d’un seul coup d’œil, en mettant le pied sous le porche, la menace que représentait la femme hystérique. Il fonça et l’empêcha de s’en prendre à Alexei, recevant à sa place une volée de poings. Danielle se précipita pour lui prêter main-forte. Tandis que l’avocat tentait d’immobiliser Maryse, la travailleuse sociale se mit à la rassurer.
— Je ne veux pas que vous utilisiez mon bébé dans vos messes noires !
— Mais de quoi parlez-vous ? s’étonna Simon.
— Je vous en prie, calmez-vous, réclama Danielle. Ces gens ne vous veulent aucun mal.
Afin de rétablir un climat dans lequel les fées pourraient faire usage de leurs merveilleux talents, Tatiana n’y alla pas par quatre chemins. Elle plaça ses mains sur les tempes de Maryse, lui insufflant suffisamment d’énergie anesthésiante pour faire cesser ses cris.
— S’il faut que tu prennes ma vie pour ranimer mon fils, fais-le, déclara Sylvain à Alexei.
L’homme-loup commença par hésiter, car l’utilisation d’une aussi grande quantité d’énergie l’affaiblirait considérablement et permettrait au Vengeur de le surprendre. Il tourna la tête vers sa sœur aînée, sollicitant son avis.
— Tu sais ce que tu risques, répondit Tatiana.
— Je te protégerai, Alex, promit Alexanne.
Alexei déposa l’enfant sur la chaise à bascule et s’agenouilla devant lui. Il posa doucement les mains sur sa petite poitrine et ferma les yeux. Une éclatante lumière jaillit aussitôt de ses paumes. Le phénomène ne dura que quelques secondes, puis l’homme-loup chancela et faillit tomber à la renverse. Alexanne amortit sa chute sur le plancher, tandis que le bébé éclatait en sanglots.
— Mais comment est-ce possible ? murmura Maryse, que Simon tenait toujours en équilibre.
— Ce sont des fées, s’étrangla Sylvain qui pleurait de joie.
En tremblant, il cueillit son fils et embrassa son visage et ses petites mains, puis il l’apporta à sa femme stupéfaite qui, elle, n’était nullement en état de le prendre dans ses bras. Tatiana les conduisit alors au salon et les fit asseoir sur le canapé. Elle revint ensuite sur la galerie pour voir comment s’en sortait son frère. Danielle et Simon avaient réussi à le remettre sur pied, mais il était en bien piteux état.
— Nous allons l’aider à monter à sa chambre, annonça l’avocat.
— Non, s’opposa catégoriquement Tatiana. Allez le coucher sur le plancher de ma chambre secrète. C’est le seul endroit qui lui permettra de reprendre rapidement des forces.
Alexanne les suivit, au cas où ils auraient besoin d’elle. Danielle s’agenouilla près de son amant et caressa ses cheveux.
— Tiens bon, mon amour…
Le sauveteur de l’enfant avait tellement de mal à respirer qu’on entendait siffler l’air qui tentait de se frayer un chemin jusque dans ses poumons. Alexanne allait se risquer à utiliser ses nouveaux dons de guérison sur lui lorsqu’elle pressentit un grand danger. Alexei ouvrit les paupières juste assez grandes pour qu’elle entrevoie l’insistance dans ses yeux pâles.
— Je m’en occupe, répondit l’adolescente en quittant précipitamment la chambre secrète.
Elle croisa sa tante dans le vestibule.
— Alexanne, non, ordonna Tatiana.
— Je suis une fée, moi aussi, répliqua sa nièce en se dirigeant vers la cuisine.
Elle sortit dans la cour et planta fermement ses pieds dans le sol, laissant son esprit scruter la région. Alerté par la guérisseuse, Simon la rejoignit.
— Contre quoi nous battrons-nous, cette fois ? s’enquit-il.
— Le rôdeur ! s’exclama-t-elle.
La bête ailée tomba du ciel sans avertissement. À la manière d’un joueur de football, Simon fonça sur la fée et la plaqua au sol. Les griffes de la gargouille fendirent l’air.
— Ça ne se passera pas comme ça ! s’écria Alexanne en se relevant.
Elle plongea les mains dans le panier de pommes et se mit à bombarder la chauve-souris. N’ayant aucune autre arme à sa disposition, l’avocat en fit autant. Toutefois, au lieu de décourager leur assaillant, ils ne firent que l’irriter davantage. En poussant un cri assourdissant, le rôdeur plongea sur les humains à la manière d’un boulet de canon. Simon saisit le poignet d’Alexanne et l’entraîna en courant vers la maison. Au moment où l’animal allait enfoncer ses longues griffes dans leur dos, un coup de feu retentit. Mortellement touchée, la gargouille percuta le sol et roula plusieurs fois sur elle-même avant de s’arrêter.
Consternés, la jeune fée et l’avocat furent d’abord incapables de détourner le regard de la dépouille grisâtre. Puis, convaincus qu’elle ne se relèverait pas, ils se tournèrent d’un côté, puis de l’autre, et aperçurent Christian, l’arme au poing. Ce dernier, immobile, continuait à viser la bête. Le bras tendu, il s’approcha du rôdeur et l’examina pendant de longues minutes. Il ne serait plus jamais capable d’oublier cette silhouette sortie tout droit d’un cauchemar.
— Tu nous as sauvé la vie, articula enfin Simon.
— Il y en a peut-être d’autres dans les parages, fit le policier. Retournez dans la maison.
Ils ne discutèrent pas avec lui et se dépêchèrent de grimper les marches qui menaient à la porte de la cuisine. Tatiana était debout devant la grande fenêtre et observait la scène avec une impassibilité déconcertante.
— Attendez-moi dans le salon, leur dit-elle dans un murmure.
Lorsque Simon et Alexanne eurent quitté la cour, Christian tira une autre balle dans la tête de la gargouille pour être bien certain qu’elle n’attaquerait plus jamais personne, puis il regagna lui aussi la maison. Il trouva Tatiana devant lui dès qu’il eut passé la porte.
— On dirait bien que la guerre est déclarée, laissa tomber le policier.
— Merci d’avoir tiré ma nièce de ce mauvais pas.
— J’ai la ferme intention de tous nous sortir vivants de cette vilaine affaire, madame Kalinovsky. Nous devrions barricader les portes et les fenêtres, cette nuit.
— Je n’ai jamais eu à fermer les volets de cette maison depuis que j’y vis. J’ignore dans quel état ils se trouvent.
— Je les vérifierai avec Simon, tout à l’heure. Ai-je manqué autre chose ?
— Venez.
Christian la suivit au salon où il s’étonna de voir Maryse et Félix en compagnie de Sylvain.
— Cherchez l’erreur… murmura-t-il pour lui-même.
— C’est toi qui as tiré ? voulut savoir son ami journaliste.
— Je viens juste d’obtenir mon permis pour la chasse aux rôdeurs. Mais qu’est-ce qui se passe ici, au juste ?
— Assieds-toi. Nous allons tout te raconter.
Christian s’installa entre Alexanne et Simon, qui reprenaient leur souffle.